Roman de David Vann.
1985, dans la Vallée centrale de Californie : à 22 ans, Galen vit encore chez sa mère. Au motif de difficultés financières, celle-ci a toujours refusé de lui payer l’université. Pour Galen, cela signifie surtout que sa mère refuse de le voir partir. « Elle avait fait de lui une sorte d’époux, lui, son fils. Elle avait chassé sa propre mère, sa sœur et sa nièce, et il ne restait plus qu’eux deux, et chaque jour il avait le sentiment qu’il ne pourrait supporter un jour de plus, mais chaque jour il restait. » (p. 12) Leurs journées sont rythmées par les thés sous les arbres et les visites à la maison de retraite où est internée la grand-mère de Galen.
Galen voudrait être un nouveau prophète bouddhiste. Il se sent comme une vieille âme et il rêve de détachement et d’illumination. Mais comment y parvenir avec sa mère qui se rappelle sans cesse à lui ? « Sa mère, une perturbation constante, une déchirure dans le tissu de l’espace et du temps. Aucune paix possible quand elle était dans les parages. » (p. 70) Et il y a aussi sa tante Helen, obsédée par l’héritage de la grand-mère et par d’anciennes rancœurs familiales, et sa cousine Jennifer, belle adolescente perverse et cruelle. Un bref séjour dans la cabane familiale va redistribuer les cartes : la tension brûlante explose et tous les non-dits cèdent enfin devant la haine et la colère.
Dès la première page, David Vann installe le malaise. Dès le titre, même. Tous les pantins de cette farce grotesque et brutale sont impurs, chacun à leur manière. Mais ils sont en fait simplement humains. Et il n’y a que Galen pour vouloir dépasser ces attachements vulgaires : pour lui, sexe, nourriture et argent sont autant de perversions obsédantes dont il doit apprendre à se défaire pour accéder enfin à la révélation. Vivant dans un vertige constant, il enchaîne les méditations, jusqu’à ce que ça ne suffise plus à lui offrir le détachement auquel il aspire. « Tout ce qu’il voulait atteindre était juste hors de sa portée, invariablement. » (p. 208) Comme dans les autres romans de David Vann, la fin sera brutale, inévitablement, comme l’annonce la pelle prophétique sur la première de couverture.
Après Sukkwan Island et Désolations où il avait exploré les tourments glacés de l’âme humaine dans des décors froids et désolés, David Vann signe ici une incursion dans la fournaise des haines familiales sous un soleil dévastateur. Cette histoire est haletante : je n’ai pas pu décrocher de ces pages et de cette écriture incisive et mordante. Sans aucune concession, l’auteur peint l’entrée dans la folie d’un jeune homme torturé. Impurs est magistral, sans merci. À lire avec le cœur bien accroché.
Un roman suave et capiteux
« Pour ceux de l’autre côté du monde, il faut que je dise tout ce qui ne sera peut-être pas. Tout ce que je sais, ici, au fond du ventre de ma mère. » (p. 8)
Ainsi s’ouvre un récit étrange dont les premières pages oscillent entre conte noir et roman gothique. Dans un château de Dordogne, on dit que l’enfant qui vient de naître est le fils du diable. Quiconque s’approche de lui est maudit ou voué à souffrir, voire à mourir. En grandissant, le garçon bâtard deviendra pourtant Charles d’Éperay, héritier du domaine.
À quelques lieues, une enfant perdue est recueillie par la noble famille de Montherlant. Judith grandit auprès d’une mère aimante et d’un oncle inventeur un peu loufoque. Rien ne semble devoir ébranler son existence. Jusqu’au jour des noces de sa sœur, quand son regard croise celui d’un jeune homme sombre, aux yeux noirs comme l’enfer. Entre Charles et Judith, l’amour est une passion immédiate, un bûcher aveugle. « Cette folie-là était sa salvation, leur salvation à tous les deux, lui le bâtard et elle l’enfant de personne, la perdue. » (p. 187)
Au même moment, c’est la France tout entière qui s’ébroue. Le peuple a demandé des États généraux : ils finiront dans le sang, la Bastille sera prise, les têtes tomberont. Au milieu du tumulte qui soulève le pays, Judith et Charles se retrouvent, se séparent, s’aiment et se haïssent. « Il aurait dû savoir dès cet instant que sa révolution n’était pas celle qui retentissait à grands coups de canon de l’autre côté de la porte de bois. » (p. 417) Mais il faudra du temps pour apaiser les cœurs et les esprits. « La vie peut-être un océan noir d’amères désolations, mais il peut aussi y avoir, au milieu des vagues sombres, des terres bénies où serpentent des fleuves de miel et de vin. » (p. 542)
Myriam Chirousse offre un roman plein d’une sensualité sauvage. Charles d’Éperay est un héros sombre qui n’est pas sans rappeler le ténébreux Heathcliff d’Emily Brontë. Pétri de violence depuis son enfance blessée, il déborde de hargne et de vindicte amère. Pour lui, la Révolution est l’occasion de prendre une revanche sur toute la souffrance qu’on lui a infligée : « Dans les ténèbres qui s’annonçaient, il deviendrait le bras de l’égalité, l’archange vengeur de la République. » (p. 258) À l’inverse, Judith se présente comme un être lumineux, tendu vers la vie et l’espoir. Je la trouvais insignifiante jusqu’à ce qu’elle devienne mère et un peu louve. Le choc entre ces deux personnages ne pouvait être que brutal. Mais détrompez-vous, Miel et vin n’est pas une romance historique à la sauce Harlequin, c’est bien davantage.
L’auteure peint à plaisir et avec talent le Périgord, région dont je garde quelques souvenirs très forts après des vacances en famille. La construction du récit n’est pas spécialement originale, mais le suspense est haletant dès la première page, quand l’enfant à naître prend la parole. L’enfant narrateur intervient parfois dans le récit : alors qu’il prophétise sur les existences futures de ses parents, on sent aussi qu’il risque à tout moment de lâcher de prise, de disparaître avant même d’être né. Myriam Chirousse maîtrise l’art de la prétérition et a su nouer un mystère simple, mais fracassant.
Bref, c’est un roman très réussi, palpitant et sur lequel il y a beaucoup à dire.
Tout commence avec une annonce pour un meuble en acajou. La très mondaine Sophie propose à Alice, accro au poker, et Jeanne, romantique mélomane, d’entamer un petit jeu de séduction avec un antiquaire mystérieux. Les trois amies créent le personnage d’Eva et se lancent avec plaisir dans une correspondance électronique badine avec Ulysse, leur mystérieux interlocuteur. « Les mots flirtent. Parfois même sans que nous y prenions part. » (p. 145) À noter que Sophie et Alice voulaient surtout tirer Jeanne d’un état d’esprit chagrin dû à une rupture. Les trois femmes mettent un peu d’elles-mêmes dans ce personnage et c’est à trois voix qu’elles répondent à Ulysse. Tout cela n’est qu’un jeu, n’est-ce pas ? « De toute façon, on ne passera pas à l’acte, n’est-ce pas ? Moi, ce qui m’importe, c’est son esprit, pas son corps, d’ailleurs voué à l’immatérialité. » (p. 26) Un jeu, vraiment ? Comme dans toute relation, il y a forcément un moment où l’un s’investit plus que l’autre et c’est là que naît la souffrance.
D’une part, il y a les mails que s’échangent les amies pour créer le personnage d’Eva. D’autre part, il y a les échanges électroniques entre Eva et Ulysse. Mais un troisième discours se met en place, à la fois intrinsèque et déconnecté du premier, celui où deux femmes parlent entre elles de la troisième, pas toujours en bien, l’exclue étant souvent jugée coupable. Forcément, la tension monte et l’amitié tendre qui a présidé à la création d’Eva se crispe. Les masques tombent et l’on découvre un peu du quotidien de chacune des trois femmes et de leurs douleurs.
Comment ne pas penser aux liaisons dangereuses ? Plume ou clavier, l’effet est le même. Il y a des êtres qui font de l’échange une arme pour blesser. Jeux de mail, jeux de vilaines. La dissimulation est souvent la meilleure façon de révéler ce que l’on est – pire –, ce que l’on cache. « L’artifice est souvent plus proche de la vérité. » (p. 28) Alors que le principe d’un roman épistolaire électronique pouvait laisser supposer une œuvre niaise pour trentenaires/quarantenaires futiles, Pseudo est bien moins anodin qu’il n’y paraît au premier coup d’œil. Sans révolutionner l’étude des relations humaines, Ella Balaert met en lumière ce que j’appelle par expérience la méchanceté de l’amitié. Ou quand vos amis savent mieux que vous ce qui vous sera profitable…
J’ai rapidement compris une des révélations finales, mais la toute dernière phrase (Résistez à l’envie de la lire pour vivre le même coup de massue que moi !) remet en perspective toute l’intrigue, au point que je suis revenue à la première page pour être certaine que mes yeux ne m’avaient pas trompée. Servi par un style leste et entraîné, ce roman se lit avec beaucoup d’intérêt et de plaisir, forcément un peu pervers.
Roman de Sophie Adriansen.
« On ne choisit pas sa famille… », dit la chanson. À 30 ans, Louisa apprend la mort du père qu’elle n’a jamais vu et l’existence d’un frère jamais soupçonnée. Et il y a cet héritage sous condition, qui ne sera versé que si Louisa vit un mois avec Matthias, son frère. La jeune femme quitte alors Paris pour Lougeac, village perdu du centre de la France, pour rencontrer un parfait inconnu. Et s’il n’y avait que ça : Louisa est métisse, fille d’une Peule ramenée d’Afrique par un séducteur aventureux et évaporé. Et Matthias n’est pas le jeune frère qu’elle s’attendait à rencontrer, mais un cinquantenaire taiseux et bourru. Alors, vivre un mois dans un environnement hostile auprès d’un homme mutique, cela vaut-il la peine, même pour un héritage colossal ? « Et la vie commune […] pouvait n’être que le rapprochement de deux solitudes qui, bien qu’additionnées, ne se départaient nullement de leur essence. » (p. 67)
Devant la difficulté de créer un lien fraternel, Louisa se demande si la solitude et l’absence de famille n’étaient pas préférables puisque l’état civil et le sang ne suffisent pas à faire d’elle et Matthias une sœur et un frère. « Si la fraternité était une valeur qui rapprochait les êtres, si les proches amis s’en réclamaient entre eux, être frère et sœur pour de bon était un état de fait qui n’avait guère à voir avec les affinités. » (p. 91) L’amour et la confiance demandent du temps, mais Louisa n’a qu’un mois, dans un monde qu’elle ne connaît. « Et si Matthias, simplement, ne savait pas plus s’y prendre avec elle qu’elle ne savait s’y prendre avec lui ? » (p. 94) Et un jour, la pluie se met à tomber et le frère vient à la rencontre de la sœur. Pas de miracle ou d’épiphanie, seulement deux êtres qui se choisissent et qui se reconnaissent comme frère et sœur. Tout ça grâce à une condition suspensive qui est une demande de pardon adressée d’outre-tombe par un homme qui n’a pas su avoir une famille. Le testament est une amende honorable, le seul et ultime cadeau d’un père à ses deux enfants solitaires et abandonnés.
J’ai toujours adoré mon frère, notre gémellité y étant probablement pour beaucoup, mais mes petites sœurs (Surtout une… Pardon, poulette…), j’ai dû apprendre à les aimer. Alors, ce titre au futur, ce lien en devenir et à construire, je l’ai parfaitement compris, je l’ai fait mien. Entre Louisa et Matthias, pas de retrouvailles, mais plutôt des trouvailles, comme un trésor que l’on ne soupçonnait pas et que l’on déterre par hasard en cherchant les racines d’un arbre presque mort. Bien qu’issus de la même branche, Louisa et Matthias n’étaient pas assurés que la greffe prenne. Et pourtant, au frère qu’elle n’a jamais eu, Louisa peut enfin dire « Je t’aime ».
Si j’ai aimé ce roman ? Oui, passionnément, bouleversée à chaque page devant les hésitations de Louisa et les peurs muettes de Matthias. Une bande-son n’a pas cessé de tourner dans ma tête durant la lecture, celle de Maxime Le Forestier (vous l’aviez reconnu, non ?) qui a si bien su chanter la famille et les liens d’amour. Vous avez des frères, des sœurs ? Vous les aimez ? Vous les détestez ? Vous en vouliez ? Lisez ce roman, il est pour vous.
À la fin du tome précédent, Susannah/Mia accouchait enfin du fils de Roland. À peine né, Mordred fait sa première victime et semble ne voir le jour que pour contrecarrer la marche de son père. « Mordred compte te tuer, Roland […]. C’est son boulot. C’est pour ça qu’il a été conçu. Pour mettre fin à ta vie, et à ta quête, et à la Tour. » (p. 187) Si Mordred est si résolu à éliminer Roland, c’est parce qu’il est aussi le fils du Roi Cramoisi. Pour cet enfant-araignée aux deux pères et aux deux mères, le mal est la plus douce des berceuses. « Voici une créature capable de faire des dégâts considérables jusqu’aux confins les plus secrets de votre imagination. Rappelez-vous qu’elle est née de deux pères, tous deux de redoutables tueurs. » (p. 199)
Mais cette menace n’est pas la plus inquiétante : le ka-tet enfin réuni doit sauver Stephen King de la mort avant le 19 juin 1999 tout en neutralisant les Briseurs qui s’activent à détruire les Rayons qui soutiennent la Tour Sombre. Aidé de Ted Brautigan (que l’on a déjà vu dans Cœurs perdus en Atlantide) et d’autres briseurs révoltés, le groupe de Roland gagne la bataille d’Agul Siento et le Rayon lui dit grand merci. Hélas, la quête de Roland touchant à sa fin, son ka-tet est peu à peu décimé, comme s’il était définitivement écrit que le pistolero ne pouvait atteindre la Tour sombre que seul. Mais la rencontre finale avec le Roi Cramoisi achèvera-t-elle la quête du vaillant Roland ?
Quel dernier tome magistral ! Entre horreur et émotion, Stephen King sait clore avec brio un cycle qu’il a porté pendant plus de 20 ans. À la fois, démiurge et personnage, King met en abîme son œuvre et sa vie. Et une voix venue d’on ne sait où s’interroge : « Je me demande si Stephen King utilise ses rêves, quand il écrit. Vous voyez, comme levure, pour faire monter l’intrigue. » (p. 395) À mesure que l’on parcourt ce septième volume, la réponse est évidente. Dans ce dernier tome, Stephen King fait amende honorable pour avoir mis si longtemps à écrire et à conclure sa saga. Et il justifie les disparitions du tome 7 en battant sa coulpe, « tout ça parce qu’un homme paresseux et craintif a interrompu le travail auquel le ka le destinait. » (p. 528) Oui, attendez-vous à beaucoup de chagrin si, comme moi, vous vous êtes attachés à tous les personnages de cette histoire.
J’ai été fascinée par le personnage de Mordred. Dans la légende arthurienne, Mordred est le fils incestueux d’Arthur et de sa demi-sœur Morgause. Le principe est le même ici, même si l’acte sexuel n’a pas été direct entre Roland et Susannah (et non, je ne vous dirai pas comment !). De manière générale, Stephen King excelle dans le palimpseste et le tissage de son histoire avec des œuvres ancestrales.
Tel que vous me trouvez ici, à la fin de la lecture du septième tome du cycle de La Tour sombre, vous pourriez penser que je suis bien triste d’abandonner mes chers personnages. Pas complètement, en fait… Stephen King a écrit, quelques années après le tome 7, un dernier volume qui se place en fait après le tome 4. Ouf, encore quelques pages de bonheur avant de laisser définitivement la Tour sombre derrière moi !