Jean-Luc F.

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Conseillé par (Libraire)
25 août 2023

Simplement bouleversant

Dans « Les jours sont comme l'herbe », le grand auteur danois Jens Christian Grøndahl rassemble six récits relativement courts (le plus long, « Villa Ada », fait 80 pages), désignés curieusement comme « romans ». On se dit d'abord qu'il s'agit là plutôt de nouvelles, mais on découvre vite, à la lecture, la force et l'ampleur proprement romanesques de chacun de ces textes.
Condensation sur quelques dizaines de pages du parcours d'une vie (« Les jours ont comme l'herbe », « Edith Wengler »), ou au contraire récit minutieux des moments d'un drame familial (la disparition d''un fils adolescent dans « Villa Ada » ). Détournement habile du genre (« Je suis la mer », enquête policière qui se transforme progressivement en quête existentielle, évoquant le « Profession reporter » de Michelangelo Antonioni) ; richesse des thèmes ; finesse de la narration : Jens Christian Grøndahl manie avec brio « l' art du roman ».
Mais ce n'est pas là ce qui touche le plus. Les deux derniers « romans », « Hiverner en été » et « Adieu », tous deux écrits à la première personne, par deux personnages de femmes, l'une juge aux affaires financières, l'autre pasteure, sont, au delà des drames moraux qu'ils mettent en scène avec une grande intensité, simplement bouleversants, de simplicité, et de justesse.
C'est très beau. Le livre refermé, on a juste envie de lire ou de relire Jens Christian Grøndahl...

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
7 août 2023

Glacial et glaçant

En cet été un peu partout caniculaire, quoi de plus rafraîchissant que de frissonner en lisant un polar islandais ?
Le genre, longtemps dominé par la figure tutélaire d'Arnaldur Indridason, voit aujourd'hui émerger d'autres noms. Parmi eux celui de Ragnar Jónasson, dont les premiers titres monosyllabiques (Snjór, Mörk, Nàtt, Sótt, Vik). nous avaient intrigués, et qui s'est aujourd'hui imposé comme tête de file d'un nouvelle génération d'auteurs de « noirs islandais ».
« Dix âmes, pas plus », le dernier roman de Jónasson paru en français, loin de la noirceur épaisse des romans d'Indridason, choisit, en apparence, une forme de légèreté : Intrigue minimaliste : Una, jeune institutrice qui vit à Reykjavik, quitte la vie citadine pour aller enseigner pendant une année dans un hameau de dix habitants, perdu tout au nord de l’Île. Peu de personnages donc mais une communauté, dont Una comprend assez vite qu'elle est tout à la fois minée et soudée par des secrets enfouis. Peu d'événements, sinon celui, tragique, de la mort d'une des jeunes élèves d'Una, d'une maladie étrange. Et juste ce qu'il faut d'atmosphère : le froid glacial et l'odeur salée des embruns d'une mer battue par les vents. Ce qui intéresse Jónasson (qui a traduit Agatha Christie), c'est de poser, au fil du récit, les indices et les jalons d'un drame qui se tisse à notre insu de lecteur et dont la teneur n’apparaîtra clairement qu'à la fin, comme l'image dans le tapis....
Le dénouement, magistral, est glaçant, au sens propre : un frisson nous parcourt la moelle épinière, et le titre prend d'un coup tout son sens. On n'en dira « pas plus ».

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
9 avril 2023

Un manuel de géopolitique qui se lit comme un roman

De la centaine de chroniques de géopolitique publiées par Alain Frachon dans le journal « Le Monde » depuis 2014, et rassemblées ici, on peut évidemment choisir d'avoir une lecture sélective, en fonction de l'intérêt qu'on porte à telle ou telle question, à telle ou telle région du monde. On risque pourtant de passer à côté de ce qui fait un des intérêts du livre : Frachon a une vision du monde et des ses changements, une « vista » comme il est écrit dans la quatrième de couverture (le terme est emprunté à l'univers du sport)  : la démocratie recule partout, nous sommes entrés dans une nouvelle « ère des dictateurs », et les grands équilibres nés dans l'après-guerre froide sont bouleversés, notamment par le retour de l'impérialisme russe et la montée en puissance irrépressible de la Chine.
Cette « vista » ne vient pas de nulle part : Frachon a une longue expérience de correspondant à l'étranger, aux États-Unis et au Moyen-orient, mais il nourrit aussi sa réflexion de nombreuses lectures, éditorialistes de la presse internationale, politistes, historiens, philosophes, écrivains, lectures qu'il partage généreusement avec nous (un index en fin de volume montre l'étendue de ses sources, de Raymond Aron à Stefan Zweig). Elle donne au livre une étonnante cohérence, comme si on lisait une histoire, un roman, celui de notre monde aujourd'hui.
Frachon raconte autant qu'il commente ou analyse. Le style est vif, concis, imagé, ce qui ne gâche rien. Il y a de l'humour quand le sujet s'y prête (dans les portraits au vitriol de Donald Trump par exemple) et de l'émotion quand il le faut : dans sa très belle chronique du 3 juillet 2015, Frachon raconte l'éloge funèbre d'un pasteur noir assassiné, prononcé par Barack Obama, à Charleston, en Caroline du sud. Obama, devant 6000 personnes, scande son discours à la manière d'un gospel et termine en chantant  a capella « Amazing grace »....
En fin de volume une riche chronologie, qui vient s 'ajouter à l'index donne au livre l'allure d'un petit manuel de géopolitique. Mais qui se lirait comme un roman.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
24 mars 2023

Un grand roman sur l'Allemagne

« La petite-fille » : le titre semble annoncer un roman familial où il serait question d’apprentissage, de transmission, d'amour entre deux générations. Mais Bernhard Schlink déjoue nos attentes et c'est un « grand roman sur l’Allemagne » qu'il nous offre, comme l'était déjà « Le liseur », qui l'a fait connaître.
Roman familial il y a bien, dans les premiers chapitres : celui écrit (c'est une des très belles idées du livre) par Birgit, la femme brutalement disparue de Kaspar, libraire berlinois. Dans des notes qu'elles a laissées, Kaspar découvre que Birgit, qui a fui l'Allemagne de l'Est pour le rejoindre, au milieu des années soixante, avait abandonné à la naissance un enfant, une fille, élevée par des parents adoptifs. Kaspar part à le recherche de cette « belle-fille », dans cette Allemagne de l'Est qu'il ne connait pas. Il la retrouve, elle s'appelle Svenja. Elle vit dans une communauté rurale « Völkisch », qui voue un culte à une Allemagne idéalisée, enracinée dans la terre et les traditions, et entretient la nostalgie du Troisième Reich. Autrement dit néo-nazie.
Svenja a une fille adolescente, Sigrun, la petite-fille de Kaspar donc (il faudrait dire la « belle petite fille », mais le mot n'existe pas en français), que Kaspar commence à accueillir chez lui à Berlin le temps des vacances scolaires. Le raccourci narratif peut surprendre, mais peu importe, car ce n'est pas ce qui intéresse Schlink. Ce qui l'intéresse c'est la longue réflexion sur l'histoire de l'Allemagne contemporaine qu'il peut ainsi mener à travers le dialogue impossible, malgré leur attachement naissant, entre Sigrun et Kaspar. Chacun incarne des idées (en allant vite : humanisme et universalisme pour Kaspar, négationnisme et racisme pour Sigrun) mais aussi une part d'héritage de l'histoire allemande : Kaspar est « de l'Ouest », Sigrun, Svenja, Birgit, sont de l'Est. Les Allemands de l'Est ont vécu la réunification comme un drame qui les a laissés orphelins d'un pays qu'ils ont aimé, et se sentent humiliés par l'arrogance des Allemands l'Ouest. Pour Schlink le néo-nazisme prend ses racines, aussi, dans cette amertume et ce désarroi des Allemands de l'est.
Une autre très belle idée du roman est de faire se rapprocher malgré tout le grand-père et la petite-fille à travers un même amour de la musique. Sigrun se révèle une pianiste douée et découvre en écoutant les disques de Kaspar que la beauté d'une musique n'a rien à voir avec la nationalité de celui qui l'a composée. C'est du reste la musique qui lui permettra de conquérir sa liberté, au delà d'autres choix impossibles pour elle.
Un plaisir qui peut s'ajouter à celui de la lecture est d'écouter, au fil de celle-ci, quelques unes des nombreuses œuvres musicales évoquées...Par exemple, les variations de la Sonate en sol majeur n° 11 de Mozart, par le grand Daniel Barenboim...

https://www.youtube.com/watch?v=FZ1mj9IaczQ&list=RDFZ1mj9IaczQ&index=1

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
28 novembre 2022

Jo Nesbø présente

Le grand Jo Nesbø nous avait entraînés, au fil de la série des « Harry Hole » (son héros récurrent, génial enquêteur de la police d'Oslo, écorché vif et alcoolique), dans des histoires de plus en plus noires qui pouvaient faire craindre le pire (autrement dit que Harry Hole lui-même mette fin à la série, emporté par ses démons). Comme s'il voulait entretenir le suspense, ou nous laisser respirer (et peut-être respirer lui même, qui sait), Nesbø nous offre avec « De la jalousie » une sorte d'intermède, en s'aventurant sur le terrain peu fréquenté de la nouvelle policière. On y découvre un autre Jo Nesbø, tout autant maître de son art qu'il l’était dans ses romans au long cours : concision et clarté des intrigues (qui n'hésitent pas pour certaines à recourir au ressort du fameux « whodunit » : « qui l'a fait ?», « qui est le coupable ? »), rigueur du tempo, (Nesbø est aussi musicien), finesse des ambiances, art consommé et pervers de la chute (comme une sorte de clin d’œil, l'intrigue de la plus longue des nouvelles, « Phtonos », se déroule dans les milieux de l'escalade ; les amateurs de ce beau sport se régaleront, car c'est très documenté).
A la fin des années 1950 Alfred Hitchcock présentait sur la chaîne américaine CBS de petites pépites de courts métrages policiers, réalisés pour certains par lui-même. La série s’appelait tout simplement « Alfred Hitchcock presents ». Elle a été diffusée et rediffusée en France sous le titre « Alfred Hitchcock présente ». Le « maître du suspense » nous saluait d'un  sépulcral « Bonsoir », et on entrait dans ses histoires, ravi. "De la jalousie" fait irrésistiblement penser à « Alfred Hitchcock présente ». Jo Nesbø nous salue d'un malicieux « Bonsoir » et on entre dans ses histoires, ravi.

Jean-Luc