Jean-Luc F.

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Pologne, Ukraine, Lithuanie, Bélarus (1569-1999)

Gallimard

35,00
Conseillé par (Libraire)
4 mai 2022

Erudit et stimulant

Timothy Snyder, historien américain spécialiste de l'histoire de l'Europe centrale et orientale s'est fait connaître en France par la publication du monumental « Terres de sang » (Gallimard, 2012) consacré aux massacres de masse menés entre 1933 et 1945 par l'Allemagne nazie, mais aussi l'Union soviétique, sur les territoires de la Pologne, de l'Ukraine et des pays baltes.
Les turbulences qui secouent aujourd'hui cette partie de l'Europe (depuis l'enclenchement de la guerre au Donbass en particulier) est peut-être une des raisons qui a poussé les éditions Gallimard à publier enfin en français cette « Reconstruction des nations », sortie aux Etats-Unis en 2003.

Snyder montre l’extraordinaire complexité de l histoire politique des nations d'Europe centrale et orientale, conséquence de l'extrême diversité des populations, des sociétés, des cultures, des langues, des religions qui s'y côtoient et des solutions que l'émergence de l'idée moderne de nation à partir du XIXe siècle et les bouleversements des deux guerres mondiales au XXe siècle ont générées. Ces solutions ne l'étaient souvent que pour un moment historique, et on voit bien aujourd'hui comment la guerre en Ukraine est une remise en question, par la Russie, de ce qui semblait acquis depuis l’effondrement de l'URSS, c'est à dire l’indépendance de l'Ukraine ou des pays baltes (sans parler de la Biélorussie).

La lecture de ce livre érudit demande certes un effort. Mais elle nous fait découvrir un univers culturel d'une incroyable richesse (dont la ville de Vilnius, à la fois juive, polonaise, lituanienne, et bélarus, pourrait être l'emblème) et apporte à la réflexion sur l'actualité une profondeur historique stimulante. Sait-on qu'au XVIe siècle un des États les plus puissants d'Europe (à l'égal de l'Espagne) était la République polono-lituanienne, sorte de fédération ou d'union de deux grandes nations, fondée sur le droit, les libertés publiques et la cohabitation des peuples ? Snyder ne cache pas dans sa conclusion que, pour lui, là serait sans doute la vraie solution qui éviterait à cette partie de l'Europe de nouvelles et abominables souffrances, telles celles que vit aujourd'hui l'Ukraine. Pour lui l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale à l'Union européenne dans les années 2000 était « un retour à l'Europe». Et c'est bien la signification profonde de la volonté de l'Ukraine, aujourd'hui, de faire elle aussi partie de l'Union européenne.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
28 mars 2022

La beauté de la vie

Dans son précédent livre, « La mesure des larmes », Colombe Boncenne évoquait en quelques fragments bouleversants, le chagrin qui avait suivi la mort d'une mère.
Deux ans après, « Des sirènes » raconte, dans un récit d'un grande simplicité et d'une grande justesse, et dont on devine la dimension autobiographique, les mois qui ont conduit des débuts de la maladie à la mort de cette mère. Entre les moments partagés dans l'appartement où la fille a accueilli sa mère, les séjours à l’hôpital, les épisodes drolatiques, ou au contraire dramatiques, Colombe Boncenne colle au plus près de ce qu'a été pour elle l'expérience de ces journées. Mais la beauté du livre tient à ce que le récit n'oublie jamais la vie qui, tout autour, est là et palpite et foisonne. Des liens se renouent, un secret de famille émerge, des rencontres surviennent, inattendues, merveilleuses. La beauté de la vie est là, tout au long du récit, celle d'une île bretonne, celle des arbres, et de leurs racines (belle métaphore), celle de deux tours de verre dans une cité de banlieue, qui « reflètent les nuages et les teintes du ciel ». Et celle, discrète et d'autant plus émouvante d'un amour qui se construit pendant qu'une mère s'éloigne.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
16 mars 2022

La France sous nos yeux

Dans les reportages qu'elle publie régulièrement dans Le Monde, Florence Aubenas n'a pas son pareil pour faire partager au lecteur le vécu des « gens », souvent ordinaires, que l'actualité rend tout à coup visibles (les gilets jaunes des ronds-points), ou qu'ils restent invisibles (les petits commerçants qui survivent tant bien que mal dans les villages reculés de l'Aubrac et des Cévennes). A travers ces portraits, c'est aussi l'état d'une société qu'elle décrit. Florence Aubenas c'est « La France sous nos yeux », l'empathie en plus.
Ses livres obéissent à la même démarche, avec l'ambition de fouiller les portraits, de pénétrer les milieux, de faire sentir un climat, en même temps que de mettre tout cela en récit. C'est ce quelle fait admirablement dans « Le quai de Ouistreham ». C'est ce qu’elle fait aussi dans cet « Inconnu de la poste », en s'emparant d'une affaire criminelle jamais résolue, celle de l'assassinat d'une postière, dans un village de l 'Ain, en 2008. Elle s'appuie sur les éléments de l'enquête policière, et en joue habilement pour nouer une intrigue qui nous captive jusqu'au bout. Mais ne nous y trompons pas, c'est une tout aussi captivante photographie de cette France qu'on qualifie souvent de « périphérique » qu'elle nous livre d'abord. Une France oubliée, désertée, lointaine...sauf pour ceux qui y vivent. Le fait qu'un des suspects du meurtre soit Gérald Thomassin, acteur qui a connu son heure de célébrité en tenant le rôle principal dans deux films de Jacques Doillon, et personnalité pour le moins trouble, pimente sans aucun doute le récit, mais c'est une bien plus large galerie de personnages que l'auteure met en scène : la victime, sa famille, ses amies, les habitants du village, commerçants, petits entrepreneurs, notables, marginaux, sans oublier les représentants de l'institution judiciaire, avocats et juges. Et à travers cette galerie de portraits, tous justes, parfois touchants, jamais complaisants, c'est une société en miniature que Florence Aubenas met sous nos yeux, avec la générosité du regard qu'on lui connaît. Et les maux de cette société qu'elle révèle, avec l'acuité du regard qu'on lui connaît aussi.

Jean-Luc

Conseillé par (Libraire)
28 février 2022

D'une troublante et entêtante beauté

Pascal Quignard, dans ses romans, ne raconte pas tant une histoire qu'il n'ouvre un monde. Ici celui de l'Europe baroque, celle de la fin du XVIIe siècle, ravagée par la guerre, la famine et l'épidémie, celle aussi qui, au milieu du chaos (et peut-être à cause du chaos), est habitée par un amour de la beauté qu'incarnent ici quelques figures de musiciens (on sait que Quignard est lui-même musicien), certains ayant réellement existé, d'autres fictifs, tous dévorés par leur art, fragiles et souffrants mais terriblement vivants. Au centre est la figure de Johann Jakob Froberger, (lui a réellement existé), claveciniste allemand, colosse aux mains d'une merveilleuse agilité, qui composa un sublime « tombeau » à la mémoire de Monsieur de Blancrocher, son ami luthiste mort sous ses yeux en chutant dans l'escalier de sa maison, rue des Bons enfants, à Paris. Et il y a aussi Hatten, le luthiste et Thullyn la violiste (eux n'ont pas existé, mais peut-on en être sûr?) qui s'aimèrent d'un amour proprement infini puisqu'il durera bien après qu'ils se seront séparés ("Pourquoi ai-je toujours envie de pleurer ?" dit Thullyn à a fin de sa vie). Et puis tout autour d'autres personnages, musiciens encore, peintres, écrivains, juste des noms quelquefois. Et celui, fascinant, de la princesse de Würtemberg, qui "n'était belle qu'à cheval" et qu'un amour déraisonnable lie à sa à sa jument Josepha. Tous sont habités par une exigence d'absolu, dont on sent bien qu'elle est pour Quignard, la condition de la création. Monsieur de Sainte Colombe (déjà apparu dans "Tous les matins du monde") brûle ses manuscrits parce qu'il ne les juge pas digne d'être publiés. Et Hatten, puisqu'on ne comprend pas sa musique, ne joue plus en public.
Personne ne parle mieux de musique que Pascal Quignard. Son écriture même est musicale, dans le mouvement de la phrase, dans les silences, dans l'éblouissante construction en fragments, qui imite dans certains passages la "suite française", forme typiquement baroque inventée, croit-on, par Froberger. Elle est aussi picturale, dans la finesse ou au contraire l'ampleur des descriptions, qui évoquent souvent les natures mortes ou les paysages hollandais. Il y a beaucoup de paysages dans "L'amour la mer", car on y voyage beaucoup, des lacs de Finlande aux collines de Rhénanie, des bords de la Seine aux iles de la Frise.
On pourrait parler à l'infini de ce livre. Il est d'une troublante et entêtante beauté.

Jean-Luc

On peut écouter le Tombeau pour Monsieur de Blancrocher en suivant ce lien :
https://www.youtube.com/watch?v=u9bwqHawMbc&ab_channel=GustavLeonhardt-Topic

Journal d'un vertige

Futuropolis

25,00
Conseillé par (Libraire)
28 janvier 2022

Sur le sol de la planète Terre

L'idée est simple : relier en marchant la grotte de Pech Merle, dans le Lot, où des hommes ont peint, il y a 22000 ans, de magnifiques fresques, au village de Bure, dans la Meuse, où d'autres hommes, envisagent, aujourd'hui, d'enfouir des déchets nucléaires, qui existeront des milliers d'années, comme les peintures de Pech Merle, mais d'une autre manière.
L'intuition d'Etienne Davodeau est que « ce qui sépare et relie ces deux lieux, ces deux dates (…) en dit long sur notre rapport à cette planète ». Entre Pech Merle et Bure il y a 800 km, que Davodeau parcourt en un mois et raconte, en 200 pages de textes et de dessins.
En cours de route il croise (fictivement) quelques personnalités choisies, chercheurs, ingénieurs, militants , qui, tout en faisant un bout de chemin avec lui, nous livrent de riches informations sur les peintures rupestres, l'agroécologie, le papier, et bien entendu le site d'enfouissement de Bure et les luttes qui y ont été et y sont toujours menées. C'est passionnant, et on apprend beaucoup. C'est engagé aussi, on s'en doute.
Mais ce qui touche le plus dans le livre, ce sont les longs passages où l'auteur marche simplement, et où le récit marche avec lui d'une certaine façon, épousant le rythme de ses pas pour dérouler péripéties cocasses, intermèdes solitaires, et moments d'émotion devant la beauté des paysages, vallées du Causse, hauteurs du Cantal, forêts du Morvan. Le dessin alors peut choisir de s'épanouir en magnifiques planches d'où le texte disparaît, pour mieux rendre le vertige qui saisit l'auteur, devant une voûte étoilée qui semble venir à sa rencontre, ou devant l'horizon sans fin d'un plateau ordinaire qui lui donne plus que les autres endroits traversés la conscience aiguë de vivre « sur le sol de la planète terre ». Et c'est très beau.

Jean-Luc