Sandrine

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Grande lectrice (1,78 m), j'ai fait de ma passion mon métier en devenant formatrice. J'anime aussi débats et tables rondes lors de divers festivals. Et je blogue, pour partager mes enthousiasmes et déceptions littéraires

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12 septembre 2015

Paul Beatty contre les Oreo

Attention, humour très noir en vue. Pas caramel, chocolat ou bouse séchée, non : vraiment noir, par un Noirs sur les Noirs américains.
Le Moi du titre français, c'est le nom du protagoniste et narrateur. Dans le prologue qui ouvre le roman, il assiste à l'ouverture de son procès : Moi contre les Etats-Unis d'Amérique. Ce Noir qui n'a jamais rien volé, jamais triché" sur sa déclaration d'impôts ni aux cartes, bref, un bon Noir exemplaire, qu'a-t-il fait pour être accusé de vouloir rétablir la ségrégation et l'esclavage ?
Moi commence par raconter son éducation tout à fait particulière. Jamais il n'a mis les pieds à l'école puisque son père, "estimé psychologue afro-américain", a pourvu à son éducation. Assez radicale l'éducation puisqu'elle peut passer par l'électrocution et le lynchage... Le père est déjà donc un phénomène à lui tout seul, qui raconté par la verve de son fils assurerait la retraite voire même l'éternité au premier psy venu.
Moi vit à Dickens, jadis ville puis quartier (agraire) de Los Angeles, aujourd'hui même plus un point sur la carte. Le nom du ghetto a disparu, mais le ghetto lui est toujours là même s'il est désormais plus peuplé de Mexicains que de Noirs. Mais qu'en est-il de l'esprit de ghetto ? De la bonne vieille ségrégation qui donnait une véritable identité aux Noirs américains ? Avec le ghetto, c'est l'identité noire qui a disparu. Ce n'est que petit à petit que Moi se rend compte de l'impact bénéfique que pourrait avoir la ségrégation. Tout a en fait commencé parce qu'Hominy s'est obstiné à devenir son esclave, et à se faire fouetter... Moi n'aspirait pourtant qu'à s'occuper de sa "ferme" (il se déplace à cheval), de ses animaux et de ses arbres fruitiers.
Quand Paul Beatty se moque, il y en a pour tout le monde. Les cent premières pages sont juste hallucinantes d'humour et de cynisme : l'éducation de ce Noir-là devait être écrite ! Nous autres lecteurs, bien éloignés de cette réalité, prenons le parti d'en rire (et on rit beaucoup), mais il est aisé de penser que Paul Beatty fait grincer des dents. Comme dans "American Prophet", il cible ces Noirs américains symbolisés par le fameux biscuit Oreo : noirs dehors, blancs dedans. Il fustige les Noirs plus blancs que les Blancs, mais certains Blancs bien pensants en prennent aussi pour leur grade.
Certains passages sont tellement dingues ou loufoques, ou les deux, qu'on se dit que ce n'est pas possible, ce Paul Beatty en fait trop. Et pourtant, quand l'Oreo de service retraduit tout "Huckleberry Finn" en remplaçant systématiquement le mot "nègre" par "guerrier", on se dit que ce type a raison et que ce qu'il écrit là n'est pas drôle mais hyper réaliste et grave (on se souvient de l'universitaire Alan Gribben qui voulut expurger l'oeuvre de Twain du mot du même mot et le remplacer par "esclave").
Rien n'échappe à Paul Beatty, ni l'hypocrisie, ni le politiquement correct.
Encore une traduction de haut vol, due cette fois à Nathalie Bru.

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29 août 2014

Un écrivain vu de l'intérieur...

« Notre écrivain national », voilà le surnom que Monsieur le Maire de Donzières donne à Serge, écrivain en résidence et narrateur de ce roman. Ledit maire aurait préféré un sportif mais enfin, il faut bien soigner aussi son image de marque culturelle, d’autant plus que le couple de jeunes libraires de la commune se démène vraiment pour la cause. Voilà donc l’écrivain parisien passant quatre semaines entre Nièvre et Morvan au frais de la princesse : on ne lui refuse rien, surtout pas l’alcool et la bonne bouffe, c’est qu’on sait recevoir, à Donzières.

Sauf que notre narrateur va justement mettre le nez là où il ne faut pas. Un riche octogénaire vient de disparaitre sans laisser de traces. On soupçonne un couple de locataires, Dora et Aurélik, des étrangers venus de l’Est, l’homme a d’ailleurs été arrêté. C’est parce qu’il est séduit par une photo de Dora que le narrateur décide de poser des questions, de fureter et enfin d’aller voir par lui-même à quoi ressemble ce coin de forêt où loge le jeune couple. Sauf qu’il tombe sur deux-trois costauds qui le tabassent et qu’il arrive en loques et ensanglanté à l’atelier d’écriture qu’il doit animer…

Dès lors, le malheureux est en proie à une paranoïa aiguë et la cible de multiples reproches. Les gendarmes l’interrogent. Il découvre que la commune et les terres de l’octogénaire disparu sont l’enjeu d’une querelle plus économique qu’écologique même si chaque clan s’affronte au nom des énergies propres et de la forêt. Rien n’y fait cependant : il est de plus en plus fasciné par Dora.

Grâce à L’écrivain national, le lecteur découvre l’autre face du métier d’écrivain. Qui n’a jamais assisté à une rencontre en librairie ? Bien polis, souriants, ils ont l’air plus ou moins à l’aise tous ces auteurs mais que sait-on de ce qu’ils pensent vraiment ? Et les questions des lecteurs ? Comment rester aimable face à une lectrice qui inflige les pires critiques à un livre qu’elle vient de lire, voire de décortiquer, écrit il y a dix ans ? Et que dire puisque ladite lectrice est certaine des intentions de l’auteur ?

Au-delà de ces situations qu’on imagine inconfortables et nécessitant un certain tact, L’écrivain national s’interroge sur ce que chacun attend d’un écrivain : qu’il soit sincère ou qu’il invente, qu’il ne raconte pas ce qu’il a vu ou qu’il n’omette aucun détail, qu’il parle de la commune, d’une cause, de lui-même… Quand on rencontre un écrivain, qu’on le côtoie, qu’attend-on de lui ? Et lui, que fait-il de ce qu’il voit, de ce qu’il vit ? Serge Joncour, pour mieux brouiller les pistes choisit un narrateur à la première personne, qui s’appelle Serge et a publié un roman intitulé UV…

Même après une dizaine de livres publiés, l’écrivain national ou pas est loin d’être sûr de lui. Ses ouvrages peuvent éventuellement constituer un rempart entre lui et le monde, mais quand il s’agit de rencontrer les autres, il est tout nu ou pire, habillé d’interprétations parfois erronées sur son œuvre. Serge Joncour porte un regard fraternel sur son héros et ironique sur les habitants de Donzières, sans jamais être cynique ou méchant. Il semble avoir alimenté ce roman d’expériences personnelles (repas, discours et lectrices semblent tout à fait authentiques) qui dotent ce drame d’une touche d’humour bienvenue.

Cénomane

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22 décembre 2013

La guerre d'Irak du côté espagnol

Depuis quelques temps, on commence à lire des fictions ou des témoignages de vétérans de la guerre d’Irak. L’importance de l’engagement américain pourrait faire oublier que l’Espagne de José María Aznar était aussi de la partie dès 2003. Cette guerre lointaine, « illégitime et immorale » va devenir celle de Pablo, narrateur d’Invasion et médecin militaire, envoyé en « mission officiellement humanitaire ».
Pablo raconte d’emblée ce qui le taraude, les quelques minutes qui ont fait basculer sa vie dans le cauchemar. Une route au milieu de nulle part, deux voitures qui roulent, la première qui explose suite à une embuscade. Pablo et son ami Paco, infirmier, sont dans la seconde. Ils se cachent, parviennent à se trainer jusqu’à une maison isolée et apparemment vide. Complètement choqués, Pablo y entre pour chercher de l’eau.

Quelqu’un, un couteau en main, lutte, blessures, coups de feu, un autre homme qui surgit. Tout va très vite, Pablo et Paco parviennent à fuir laissant derrière eux trois cadavres, des civils, dont un enfant d’une douzaine d’années. Ils sont aussitôt rapatriés.

Pablo va désormais vivre avec en tête ces deux victimes, ces innocents morts par sa faute. Il va les voir et les entendre car ils lui tiennent lieu de fantômes. Pire encore, Pablo se sent habité par le plus vieux des deux, celui qui lui criait Qitalet Ibni, le prénom du plus jeune, suppose-t-il. Il crie désormais vengeance, s’empare de ses pensées et de son corps. La culpabilité de Pablo a une voix et un visage qui le hantent jour et nuit et le poussent à des actes violents à l’encontre de sa femme et de sa fille.

Invasion est un roman fort sur la culpabilité. Fernando Marías introduit une touche de fantastique à travers les fantômes des morts qui incarnent le remords et la conscience coupable. Ils sont aussi son obsession, la forme que prend l’impossible réparation. Toute sa vie se fera désormais avec eux, ses morts. Bientôt, Pablo est psychologiquement et physiquement envahi par l’adulte qu’il a tué.
Fernando Marías souligne le cynisme des autorités qui cherchent à donner de l’argent à Pablo pour qu’il garde le silence sur ce qui s’est passé. La population doit penser qu’il s’agit d’une guerre du Bien contre le Mal, il est hors de question qu’elle sache que les troupes tuent des civils. Pour s’innocenter, Pablo lui-même aimerait que ses victimes soient de dangereux terroristes, trafiquants d’armes ou fabricants de bombes artisanales dans leur cave. Tout pour ne pas porter le poids du meurtre.

Par sa prose dense et efficace, obsédante, Fernando Marías plonge le lecteur dans l’esprit malade de son narrateur. Pas à pas on suit son chemin de peur, de violence, de terreur intime et de dégout de soi. On plonge au cœur du traumatisme, on sonde le mal à la racine, mesurant ainsi l’impossible guérison d’un psychisme détruit. Comme d’autres textes sur des vétérans, Invasion interroge sur le prix à payer pour les fautes commises en temps de guerre. Certains ne reviendront jamais vraiment, prisonniers à jamais de leurs cauchemars et de leur culpabilité. On sait qu’aujourd’hui plus de soldats américains envoyés en Irak sont morts suicidés depuis leur retour que sur le terrain des opérations. La guerre n’aura pour eux jamais de fin, cette guerre injuste, inutile et mensongère. Pour Pablo, l’unique apaisement possible se trouve dans l’amour de sa femme et de sa fille.

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3 décembre 2013

Attention, ça déménage !

Avec "American Prophet", Paul Beatty fonce dans tous les stéréotypes racistes, du politiquement correct à la discrimination positive, en passant par le ghetto de Los Angeles. Gunnar Kaufman, l’"American prophet" du titre, a été élevé avec ses deux sœurs par sa mère dans la banlieue privilégiée de Santa Monica. A l’école, on sensibilisait les enfants au racisme, aux injustices. Il était le Noir cool et marrant, bien pratique pour montrer son ouverture d’esprit. Puis maman Kaufman décide que ses enfants doivent affronter les réalités de la vie et les voilà qui s’installent à Hillside, ghetto de Los Angeles. Arrivé là à treize ans, il tombe dans une jungle dont il ne connait pas les codes.

Le petit Gunnar, loin d’être un idiot, comprend bien vite qu’il va devoir changer s’il veut qu’on arrête de le frapper. Il décode, intègre, singe tous les gens qui l’entourent non sans en souligner, avec énormément d’humour, tous les travers. Car ces Noirs-là, soucieux de s’émanciper de l’image laissée par leurs parents et des générations de soumission, fonctionnent sur des stéréotypes violents et vulgaires dont ils finissent par être prisonniers. En devenant une star du basket et un grand poète de rue, Gunnar cherche à leur montrer les impasses du modèle qu’ils se sont choisis. L’agressivité et la violence ne conduisent à aucune libération, pas plus qu’à la reconnaissance.
Autant dire que l’écriture de Paul Beatty laisse k.o. Dans une langue qui empoigne le lecteur, Paul Beatty surprend, martèle et déroute parfois, tant son humour poignarde les clichés. Il s’en prend aux Blancs mais aussi aux Noirs, trop serviles, blanchis sous cinq siècles d’américanisation. Il dénonce avec un humour qui ressemble à un coup de pied au cul les bonnes intentions blanches et les revendications noires. Et c’est bien l’humour qui permet la distance, à l’inverse du roman de Miles Wiliamson, Bienvenue à Oakland où le narrateur prend lui aussi à parti le lecteur mais le rend responsable de tous ses maux. C’est juste insupportable sur la longueur. Paul Beatty se révèle beaucoup plus subtile et donc plus efficace. Il stigmatise moins le racisme des Blancs que leur efficacité à rendre les Noirs dépendants, voire redevables.
Avec force « Nègres » et « Négros », Paul Beatty balaie la bonne conscience américaine qui voudrait faire disparaitre de la surface les discriminations. Mais ce qui intéresse Paul Beatty dans American Prophet, c’est ce qui se passe sous la surface, quand on gratte un peu l’hypocrisie ambiante. Il en rajoute, pour ne pas tomber dans le tragique, et c’est jubilatoire.
Saluons le travail de traduction de Nathalie Bru qui à l’aide de notes en bas de page et en fin d’ouvrage s’efforce de rendre intelligible aux lecteurs français un nombre incalculable d’allusions et de références.

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24 mars 2013

Des longueurs pour une enquête poussée

Alors que Kate Summerscale plongeait son lecteur au cœur d’une passionnante enquête policière à scandale dans L’affaire de Road Hill House, elle choisit ici d’analyser les fondements de la société victorienne à travers une affaire d’adultère. Ce qui la rend particulière, comme le sous-titre « journal intime d’une dame à l’époque victorienne » l’indique, c’est qu’il n’y a ni flagrant délit ni preuve formelle : le mari s’appuie sur le journal intime de sa femme que ce goujat a lu, profitant d’une fièvre passagère de celle-ci.

Ce livre n’est pas plus un roman que le précédent titre de Kate Summerscale paru en France. Deux parties ici, de ton et de forme tout à fait différents. La première partie reprend de longs passages du journal d’Isabella Robinson, et le journal intime d’une épouse victorienne c’est long, très long et rapidement ennuyeux. Très ennuyeux même.

Rien n’est épargné au lecteur des sorties avec ou sans enfants, du temps qu’il fait, de l’heure du retour, du dîner, des lettres insignifiantes écrites en grand nombre. Heureusement, Isabella rêve à d’autres hommes, c’est ce qui donne de l’intérêt à ses écrits. C’est Edward Lane qui est l’objet de toutes ses attentions, qu’elle a connu étudiant et jeune marié et qui finira médecin-chef d’une clinique d’hydrothérapie. Elle s’intéresse aussi aux jeunes précepteurs de ses enfants, parce qu’elle est seule Isabella, isolée et que son mari est infect (et lui-même adultère d’ailleurs, de surcroit père de deux enfants illégitimes).

Kate Summerscale ne nous cache rien de la parenté, des études et du devenir de tous les protagonistes, même lointains, décrit avec minutie les divers habitations évoquées, les rues, les heurs et malheurs des frères, sœurs et amis. Par son journal, on sait également tout des espérances d’Isabella, des progrès qu’elle fait auprès d’Edward, jusqu’à ce qui semble être la consommation finale de l’adultère.

Quoique.

La seconde partie traite du procès intenté par Henry Robinson contre sa femme auprès du tout nouveau tribunal des Divorces (créé en 1858). Mais il ne veut pas simplement divorcer, il vaut aussi la perte du docteur Lane. Si l’adultère est prouvé, celui-ci perdra tout en perdant sa réputation, sa clinique comme ses clients dont certains éminents comme Charles Darwin. Dès lors, la défense d’Edward s’appuie sur l’absence de preuves concrètes et travaille à « réduire à néant la crédibilité du journal en tant que recueil de faits réels ». Autrement dit, ce qu’Isabella décrit ne serait que les fruits de son imagination nymphomane et dépravée. Pour sauver la réputation du docteur, Isabella accepte toutes les allégations des médecins qui se penchent sur son cas : elle est cette femme monstrueuse dominée par ses désirs, insatisfaite, lascive qui se laisse aller à la plus vile immoralité dans ses écrits intimes.

La déchéance de Mrs Robinson est un texte instructif concernant la justice et surtout la place des femmes, de l’épouse victorienne dans la société. Sur ce qu’elle pouvait faire et ne pas faire, mais aussi sur ce qu’elle pouvait imaginer ou pas. Pour préserver les intérêts de celui qu’elle aimait Isabella a accepté de passer pour une maniaque sexuelle. Au final, on ne sait pas si adultère il y a eu, mais on constate sans peine que le mari l’amant, ou plutôt celui qui s’est laissé aimer sans trop protester, ne sortent ni l’un ni l’autre la tête haute de cette histoire dont la seule victime est la femme, bien sûr.

Kate Summerscale fait d’intéressants parallèles entre la situation d’Isabella et celle de bien des héroïnes littéraires de l’époque, en particulier celles des sœurs Brontë. Malheureusement, ce texte m’a semblé beaucoup trop touffu, regorgeant de détails inutiles. La seconde partie, qui pose de vraies questions et décortique le procès, rattrape le profond ennui que m’a inspiré la première.

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